Il n’y pas d’ambiguïté dans le fait que l’utilisation et la vente de drogue sont prohibées en Islam. Pourtant, dans la civilisation islamique, cela ne fut pas toujours le cas. En effet, de nombreuses plantes ont été des médicaments (et le sont toujours) avant d’avoir été une drogue interdite, ou avec une utilisation strictement encadrée.
A partir du livre Histoire élémentaire des drogues d’Antonio Escohotado, je vous propose de retracer les rapports des musulmans avec la drogue dans leur civilisation, à partir de quelques exemples.
L’opium du peuple musulman
En ce qui concerne l’opium, Avicenne, le père de la médecine arabe, utilisa l’opium comme euthanasique, et son grand disciple al-Razi accordait à cette substance une place privilégiée dans la pharmacopée.
A Cordoue, dans la cour du calife Aberrhamane III, qui au X e siècle était l’endroit le plus cultivé et le plus grand libéral d’Europe, on prépare à nouveau la « grande thériaque » ou thériaque galénique ; là aussi apparaissent de nombreux ouvrages de botanique médicale et de pharmacie, inconcevables dans n’importe quel royaume chrétien de l’époque.
Ayant pour centre de production les plantations turques et iraniennes, l’expansion rapide de l’Islam répand l’opium depuis Gibraltar jusqu’en Malaisie, sous la forme de pastilles qui parfois portent le cachet mash Allah. Vers le IX e siècle, ses utilisateurs ont pour l’habitude de le manger, bien que les Perses aient déjà pris l’habitude de le fumer. Souvent, on le consomme aussi en le mélangeant à du sirop de raisin et de haschich.
A l’inverse de la culture gréco-romaine, qui dans cet emploi préférait le vin, la culture arabe utilisait l’opium en tant qu’euphorisant général, surtout pour le passage du deuxième au troisième âge, et pour soulager les désagréments de ce dernier. Bien que le vin autant que l’opium créent une accoutumance si on les consomme à doses élevées pendant une longue période, la vie de l’alcoolique est bien plus courte, et bien destructrice des devoirs familiaux, sociaux et professionnels que celle de l’opiomane ; en outre, l’alcoolique se fait remarquer par son manque de coordination, son agressivité, ses farfouillements verbaux et son teint de peau, alors que l’utilisateur d’opium parvient à satisfaire à ses obligations avec précision, et conserve sans difficulté sa dignité externe. Ces raisons feront que les gourvernants et le peuple préféraient l’ivresse produite par un médicament à l’autre.
haschich divin
Au XI e siècle, un ami d’Omar Khayyan, Hassan al-Sabbah, appelé « le vieil homme de la montagne » fonde l’ordre des haschischin, d’obédience ismaïlite mais profondément influencé par le soufisme, et qui ne sera exterminé que par Tamerlan. Modèle pour les ordres de chevalerie européens, comme les templiers et les chevaliers teutoniques, ses membres consommaient d’abondantes quantités de cette drogue avant de partir au combat, et c’est de là l’origine du mot « assassin ». Naturellement, les haschichin n’étaient pas des assassins mais des guerriers, moins cruels et arbitraires que leurs ennemis, les croisés européens, mais les chroniqueurs français et anglais avaient leur avis sur la question.*
Le chanvre n’est mentionné ni dans le Coran et la Sunna. Dans la langue arabe du XI e siècle la plante était nommé bangah, mot presque identique au sanscrit bhang, et la pharmacopée recommandait son utilisation dans différents cas, mais on l’utilisait aussi à des fins ludiques. Associée à l’opium et à des boissons alcoolisées, on la consommait également sous forme liquide, et pas seulement en tant que marijuana destinés à être fumée ou mangée.
Selon Al-Razi, le Galien arabe, le chanvre permettait de traiter des cas graves de mélancolie et d’épilepsie. Dans ses usages extra-thérapeutiques, pendant l’époque classique de l’Islam, il était consommé par des groupes religieux précis : les paysans, les ouvriers et les serfs urbains, et c’est pour cela qu’on le nommait haschisch al-harafish « herbe des manants » mais aussi haschich al-fokora « herbe des fakirs », car les soufis s’en servaient pour méditer et atteindre l’extase.
Le point de vue qui prédomine, au moins jusqu’à la moitié XIII e siècle, est celui qu’expose al-Ukbari, érudit, poète et juriste, dans un petit traité consacré à la drogue :
« Tu dois savoir que la loi islamique n’interdit pas l’utilisation de drogues dont les effets sont ceux du haschich. Et puisque rien n’est dit sur elle, le peuple considère que son usage est licite, et l’utilise ».
Le café pour apprendre le Coran
Le café, d’origine éthiopienne, fut introduit en Arabie un peu après le X e siècle, car même si la plante existait depuis des millénaires, ce n’est qu’à cette époque qu’on eut l’idée d’ébouillanter et de griller ses fruits, ce qui a pour effet de libérer la caféine. La légende raconte qu’un fidèle qui était assailli par le sommeil alors qu’il étudiait le Coran triompha de sa fatigue grâce au café.
Selon la tradition, cinq siècles plus tard le café était utilisé par des derviches tourneurs de la Mecque ; le représentant du sultan les fit emprisonner, tandis qu’un tribunal de théologiens, de juristes et de notables délibérait sur le caractère bon ou mauvais de la boisson. Le conseil condamna les buveurs du café au pilori, mais lorsque le sultan, lui-même un grand buveur de café, fut informé de l’affaire, il annula la sentence et réunit un nouveau conseil de sages qui recommanda l’utilisation du café pour lire le livre saint sans connaître la fatigue.
Le café était plutôt un sujet de fierté chez les Arabes, qui le mélangeaient volontiers à de l’opium liquide, reléguant définitivement le vin au second plan. Comme le dit le poète Belighi, un contemporain de Soliman :
« Il fit son entrée dans l’air du Bosphore, séduisant les docteurs, jetant à bas les martyres et le désordre, triomphant avec audace depuis cette heure bénie du vin que l’on buvait jusqu’à alors dans l’empire de Muhammad ».
Prohibition et fin d’une époque
Dans l’histoire de l’Islam, il convient de distinguer une période d’essor créatif, qui dure non sans difficulté jusqu’au XIV e siècle, et une période de consolidation et de décadence. Les grands mystiques, poètes, médecins, mathématiciens et philosophes appartiennent à la première période, au cours de laquelle toute les drogues étaient considérés comme des esprits neutres, à la manière de la culture gréco-romaine. Cependant, différentes fatwa vont aller dans l’interdiction des drogues.
A la fin XIII e siècle, alors que l’arabe dispose de plus de cent termes pour nommer le haschich, le juriste Ibn Ganim déclara que « quiconque boit est un pécheur, et qui mange du haschich est un infidèle ». Ses adversaires étaient les différentes écoles du soufisme, pour lesquelles le haschich permettait de s’approcher de la présence divine. Un peu plus tard, le juge Al-Zakasi imputera à la drogue cent vingt perversions, dont « l’indifférence vis-à-vis des cornes, la mort subite, la lèpre et la sodomie passive ». Un de ses collègues, Al-Yawbari, affirmera que les fumeurs de haschich « se perforent la verge avec des anneaux de fer pour pratiquer librement la pédérastie ».
D’après certaines sources, les conseils de ces magistrats n’avaient pas la force de lois générales, même si différents gouvernants les appliquèrent occasionnellement. Mais on brûlait déjà les livres, et on persécutait les dissidents. En matière de drogue, la censure islamique n’a rien à envier à celle que le christianisme naissant appliquait à la pharmacologie gréco-romaine.
Ces données historiques permettent de préciser le moment d’un grand changement. Au début, c’est l’ivresse alcoolique qui est indésirable, car elle fait perdre la raison et conduit au mensonge, mais cela n’implique pas qu’il faille à renoncer à l’ébriété en général car, comme le proclame parmi tant d’autres le poète Ibn-Jafaya, la sobriété est l’apanage des animaux. Dans un deuxième temps, ce sont toutes les formes d’ébriété qui deviennent coupables, car le relâchement qu’elles induisent n’est plus un signe de culture mais un plaisir interdit.
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