Suite de l’entretien, on va évoquer cette fois-ci comment Abourayan a vécu ces deux années d’incarcération.
Jacques : comment as-tu vécu au début cette incarcération ?
Abourayan : pour être honnête, je ne suis pas du milieu de la rue, de la délinquance, du banditisme. Les 3 premiers mois ont été difficiles. Je ne connaissais pas du tout ce milieu, j’étais dans le fantasme, est-ce que les gardiens viennent la nuit tabasser un islamiste ? je ne savais pas à quoi m’attendre, tu es entouré de toutes sortes de gens qui sont familiers à ce monde violent. Au début j’étais en repli sur moi, puis avec le temps on s’habitue, tu commences à voir que derrière les dossiers, y a des humains, et moi je dois avouer qu’en prison, je ne sais pas si je suis bien tombé; mais la plupart des détenus que j’ai vus, j’avais affaire à des humains, pas à des criminels. C’est des personnes qui ont fait des erreurs, des crimes passionnels avec des profils qu’on ne s’attend pas, des accidents involontaires, culture de cannabis… Sociologiquement c’est très intéressant.
Après, on est en Belgique, en France avec les grandes prisons et la surpopulation, la violence… cela paraît plus dur.
J : comment la foi se vie en prison ?
A : c’est un peu amer à dire, mais dans mon cas, j’étais plus dans la concentration de la lecture, dedans la prison que dehors.
J : quel livre t’a accompagné en prison ?
A : un livre qui ne m’avait pas forcément interpellé en liberté, et qui m’a touché en prison est « Ne sois pas triste » de Aïd ElQuarni.
J : est-ce qu’en vivant la prison dont beaucoup dans la religion en ont payé le prix, que ce soit le prophète Youssouf (paix sur lui), ou Ibn Tamiyya, Sayyid Qotb, on se sent choisi par Allah, en risquant même d’avoir de l’ego ?
A : il faut savoir une chose dans ce milieu-là, dont je me suis vite affranchi, est qu’on est très vite excommunié. On va appeler ce milieu les Khawarij.
« La frousse de tout le monde est d’avoir une ambiguïté, qui va ouvrir des portes où on va t’accuser de lâche, de traite, faible… Tout le monde vit dans une surenchère permanente où aucune faiblesse n’est possible. »
Moi, j’ai eu une force de caractère sur des positions de juste-milieu assumées, quitte à me faire insulter. Mais peu aime se faire désigner du doigt comme un peureux. De ce fait, beaucoup participent et adhèrent à des choses qui ne partagent pas. Par exemple, beaucoup sont contre le meurtre de civil, mais en groupe peu l’assument.
On va bien que cette politique n’amène que des défaites, des divisions, des tragédies, avec des centaines de sœurs qui sont abandonnées avec leurs gosses dans des camps chiites et kurdes. L’échec est grave.
J : est-ce que le fait d’être musulman en prison fait que tu te sens plus protégé ?
A : il y a un respect du fait d’être en prison pour ses idées, et non pour la dounia (le bas-monde), cela t’allège. Aussi, il y a le respect de la personne qui est dans la religion, du pratiquant vis-à-vis du non-pratiquant, c’est un sorte de jeu, entre indifférences ou complexe, mais jamais d’affrontement, un respect tacite, pleins de non-dit… Mais il y aussi quelque chose de malsain car certain sont vraiment là pour des faits graves.
J : comment redémarrer une vie quotidienne après-tout cela ?
A : il faut faire des formations, attendre que ça se tasse, et espérer que des propriétaires ou des patrons ne fassent pas trop d’enquête sur toi. Pour mon dernier emploi, je pense fortement qu’on m’a licencié à cause de cela.
J : la peine continue avec une exclusion sociale ?
A : complètement, et encore, quand tu es maghrébin, c’est encore pire, beaucoup d’ex-détenus se débrouillent pour être indépendant, autoentrepreneur.
J : pourquoi continuer tes audio, sachant que tu as eu des problèmes ?
A : comme je l’ai dit à l’assistante judiciaire que je vois tous les mois, étant donné que ce que je dit ne concerne en rien le terrorisme et l’incitation à la haine, et de toute façon, je n’ai pas le droit dans mes conditions judiciaires, je ne vois pourquoi je devrais arrêter, je veux garder mon droit à la liberté d’expression. J’essaye à mon petit niveau, d’éveiller les consciences sur des sujets qu’on ne traite pas forcément ailleurs.
J : quel est le but de tes audio finalement ?
A : il n’y a pas vraiment de but. Je veux montrer aux musulmans, et non-musulman que les problèmes doivent être analysés en profondeur, ce n’est parce qu’on est musulman qu’on voit tout en blanc ou en noir, d’expliquer les zones de gris, les nuances, pour que les gens nuancés se sentent représentés. Nuance veut dire : pas de laxisme, pas d’extrémisme. Ce qui m’intéresse, c’est l’aspect sociologique et philosophique des choses, mais pas purement religieux, y a des gens beaucoup mieux formés que moi en science islamique pour en parler. Je n’appartiens à aucun groupe (minhaj, Frères musulmans…) quoiqu’on puisse trouver des choses intéressantes dans chacun d’eux. Je trouve que les musulmans, on a tendance à repousser les choses, sans forcément les étudier et avoir une opinion. Comme sur les crypto-monnaies par exemple, de suite, y en a qui te dise, c’est harram (interdit), alors que la monnaie des banques centrales est basée sur le riba (l’intérêt) !
j : quels sont les avis justement sur les crypto-monnaies en Islam ?
A : ça dépend, comme d’habitude, des avis partagés, au Moyen-Orient, ce n’est pas cela repose sur rien, spéculation… Quand tu vas vers des gens qui ont étudié la question comme je l’ai fait, c’est plus complexe, tu as des crypto-monnaies basées sur l’or. Je ne dis pas que c’est bien, mais qu’il faut étudier la question.
Suite de l’entretien dans le prochain article !